Station de métro Xiaohuang, à proximité du tout nouveau Software Park et du siège nankinois d’Alibaba. Voilà un lieu parfaitement identifié et qui résonne comme pour un rendez-vous d’affaires. Sauf que je n’ai pas de rendez-vous, juste une envie de prendre des photos. Pourquoi ici ? Pourquoi pas, j’ai entendu dire qu’il y a des buildings intéressants.
J’opte pour la sortie nº 3, au hasard.
Et là se matérialise devant mes yeux ce qui me trottait dans la tête depuis un certain temps : un non-lieu !
Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel ni comme historique définira un non lieu.
Pour illustrer cette définition, le célèbre anthropologue Marc Augé cite les exemples des échangeurs d’autoroute, des moyens de transport, et même les camps de transit pour réfugiés où les gens ne vivent pas mais sont en mouvement (ou en instance de mouvement). Pour lui, ces espaces sont des non-lieux. À ceux-ci, il oppose les lieux où les gens vivent, sont installés et peuvent se définir comme venant d’ici. Ils tissent des relations sociales sur un socle commun : l’histoire du lieu.
Mais il ajoute aussi que les lieux et les non-lieux n’existent jamais sous des formes pures et que ce sont plutôt des polarités fuyantes. Ainsi, le premier n’est jamais complètement effacé et le second ne s’accomplit jamais totalement.
C’est dans cette imperfection que j’ai vu la poésie du non-lieu. Au dessus de ma tête, c’est un enchevêtrement d’échangeurs de voies à grande vitesse et de lignes de métro aériennes. À mon niveau, un nouvel enchevêtrement de croisements entre routes et chemin de fer, et même les travaux en cours n’arrivent pas à faire ralentir le traffic et les occupations frénétiques des passants, des conducteurs de voitures et de scooters.
Et pourtant, le marchand de 4 saisons est là lorsque les barrières du train se baissent, et profite de l’arrêt forcé des gens pour proposer ses fruits. Il a ses habitués et il fait de ce carrefour immense son lieu. Plus loin, le conducteur de bus a garé son engin dans le parking. C’est le terminus et sa journée de travail est finie.
Cet endroit m’a touchée parce qu’il m’a révélé la beauté de l’insignifiant et la poésie de la condition humaine qui s’acharne à accélérer le temps et à rétrécir relativement l’espace. Il m’a permis de comprendre que le non-lieu ne signifie pas absence ou vide, mais qu’il se situe dans une parenthèse sans Histoire où on est là sans y être vraiment.
On traverse le non-lieu pour trouver nos vies.
J’ai numéroté les photos au cas où vous auriez des remarques particulières à me formuler 😉 N’hésitez pas !
Magnifique série, une fois de plus Laurence! Dans l’esprit, elle me rappelle (tout en en étant éloignée esthétiquement, n&b etc) le travail qu’avait fait Depardon sur la France et ses endroits si banals qu’ils en devenaient spectaculaires. Mais quel plaisir ces trente deux images.
Bonjour @chri ! Quelle belle référence !!! Mais tu as raison, il y a quelque chose de fascinant dans la banalité des choses et des lieux, surtout quand on décide d’y découvrir coûte que coûte quelque chose d’intéressant 😉 Je suis sincèrement ravie que ces images te plaisent, toutes ne sont pas au même niveau mais si j’en ai laissé certaines moins « spectaculaires », c’est parce que leur présence est importante néanmoins 😉 Belle journée à toi !
Une réflexion intéressante sur les lieux et les non-lieux, étayée de photos fortes en contrastes…
Ahhhh @le-ptit-nicolas , le contraste, ça me connait en effet 😉 Merci de ton petit mot !
Je suis particulièrement touchée par cette série! L’humain y semble écrasé par ce qu’il a lui-même construit. Terrible et émouvant!
Bonjour @gine 🙂 « Terrible et émouvant »… C’est exactement ce que j’ai appelé « poésie » du lieu, « poésie de la condition humaine ». Merci 1000 fois Gine pour ton ressenti !!!
Ces photos semblent témoigner d’un monde beaucoup plus vaste que ce « non lieu » où elles ont été prises ; elles semblent parler de lieux multiples et différents, du fait des nombreux points-de-vue.
J’y vois du béton, de la géométrie, du vide, de la désolation. Mais j’y vois aussi du mouvement, de l’humain, du contraste, de la végétation, de la vie en fait… Un vrai paradoxe, ce non-lieu !
J’aime beaucoup le diptyque formé par les photos 31 et 32 pour les contrastes inversés positif/négatif que forment les silhouettes et leur environnement en noir et blanc.
Très riche, ce reportage d’un monde en parenthèse.
Bonjour @annick ! Vous avez touché ce qui m’a tant plu dans ce « concept »: la porosité entre le lieu et le non-lieu où l’un comme l’autre ne sont jamais tout à fait réalisés. Il en va un peu en fait comme du Ying et du Yang où l’un ne pourrait exister sans l’autre ! Mais sur le fond, c’est l’humain qui en est au coeur. Merci 1000 fois pour votre réflexion !!!
J aime beaucoup le concept que tu as parfaitement illustré. Ma préférée, la 19. ?
Bonjour chère @marie-laure-longin 🙂 Quel plaisir de te lire à nouveau ici ! D’autant plus que je crois me souvenir que tu n’apprécies pas plus que ça les photos en noir et blanc 😉 Il faut croire que la poésie de ce concept te fait changer tes habitudes ! Je te reconnais bien là 🙂 Et je suis d’accord avec toi, cette photo est assez réussie, je dois bien l’admettre !
Merci Marie-Laure pour tes mots !
Remarquable reportage une fois de plus pour dessiner un lieu ou il n’y en a pas. Un carrefour vers d’autres lieux qui eus vont refléter et redonner du sens. Car j’ai la sensation d’un écho avec le sens et non-sens. Nous sommes sur les lieux qui donnèrent naissance au taoïsme, Sens et non-sens mutuellement se répondent et s’attisent, Lao-Tseu n’est pas loin : lieu et non lieu sont les deux faces du Yan et du yin. Quand la Chine et ses traditions millénaires transparaissent dans les lieux les plus inattendus 😉
@jean-paul
Bonjour Jean-Paul ! Je suis heureuse que tu aies vu cette série et surtout qu’elle aie trouvé un écho en toi !
Tu pointes quelque chose d’en effet très intéressant et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je voulais absolument que cette série soit en noir et blanc : le blanc et le noir, le sens et le non sens, le lieu et le non lieu, les uns ne pouvant exister sans leurs contraires et compléments à la fois. L’interpénétration est au coeur du système du Yin et du Yang et c’est là à mon avis toute la puissance de cette philosophie !
Merci jean Paul pour tes interventions comme toujours extrêmement intéressantes !!
Super article et très intéressante référence que celle de l’anthropologue ! Dans le genre, je vous conseille de jeter un œil à la série intitulée « Périphérique » du photographe Patrick Tourneboeuf 😉
@philippe
Bonjour Philippe,
Merci pour la référence à ce photographe que je ne connaissais pas ! En effet, il pourrait y avoir des similitudes sur cet espace urbain et le mien. Sauf que je pense que le sien n’est pas un non-lieu car il n’est ni identitaire ni relationnel. On ne fait que passer ici, et par définition ce périphérique englobe trop de choses. Bien entendu, cela n’enlève strictement rien à la qualité des images que j’apprécie vraiment !
Encore une fois, merci pour cet échange 🙂
Bonjour,
c’est amusant de constater que moi petit photographe amateur ai posé le même regard sur ces dentelles de béton que ce soit à Tokyo ou à Paris notamment. (les photos 9 & 13 en particulier)
Il y a, de mon point de vue, dans ces verticalités d’un autre âge, une promesse non tenue d’un monde futuriste où les hommes seraient reliés au lieu d’être écrasés. Ce sont là les limites du brutalisme en architecture.
Et pourtant, je persiste à y voir une forme de poésie du chaos, dans une tentative vaine de l’humain d’ordonné son univers, quelque part entre Ray Bradbury et Philip K Dick.
Bonjour Jean-Christophe ! Tout d’abord il n’y a pas de petit ou grand photographe, il n’y a que des photographes et ce qui fait leur différence c’est que l’un consacre énormément de temps à la photographie alors que l’autre en fait quand il peut 😉
Merci de votre contribution vraiment intéressante et j’apprécie particulièrement votre réflexion sur les hommes qui sont reliés plutôt qu’écrasés par ce monde futuriste. Ca me donne de quoi réfléchir 🙂 🙂